La maladie parle
La mienne, ma maladie, devait faire du porte-à-porte pour s’assurer son 1 % de membres annuels. Ça n’a pas été bien compliqué de cogner chez moi, il ne subsistait plus que le cadrage : le reste fumait encore. Simplement à me regarder, je crois qu’elle a dû se dire que je ferais une recrue idéale recroquevillée comme j’étais, les yeux vitreux de larmes, complètement désarmée. Elle n’a pas eu à fournir grand boniment pour me déloger de mon tas de cendre familial. Elle a juste susurré à quel point je deviendrais plus heureuse si je me sortais les pieds de l’angoisse, de la frustration, de la peur et de la honte. Surtout de la peur et de la honte. Je n’avais pas grand-chose à faire, seulement à lui faire confiance.
Ça ne s’est pas passé comme ça. Il a fallu qu’elle m’apprivoise et qu’elle me convainc qu’elle était la voie à suivre. Je n’ai pas vendu ma conscience gratis. J’ai débuté par ce qui était socialement acceptable. Des gestes banals. Personne ne s’est douté de quelque chose. Rien ne clochait. Au fond de moi, je jubilais, parce qu’avec elle, j’anesthésiais les émotions négatives une à une. J’avais l’impression de revivre un peu, d’avoir le contrôle et un certain pouvoir. La joie qui avait quitté depuis longtemps mon visage récupérait sa place. J’arrivais à rire. J’arrivais à oublier. C’était la lune de miel.
Puis, plus elle prenait de l’ampleur dans ma tête, plus mes agissements dépassaient le seuil de la normalité, plus j’ai tenté de la camoufler, elle, pour la préserver. Je tenais à l’adrénaline du départ. Je tenais surtout à l’oubli. J’ai succombé au mensonge, à la cachoterie, à l’omission. À beaucoup d’omissions. Je suis devenue silencieuse. Les rires sincères ont été remplacés par un sourire plaqué. J’ai perdu mes couleurs, j’avais tout le temps froid, je m’isolais, je n’avais plus rien à dire. Les gens autour de moi se sont éloignés, certains m’ont tous simplement abandonnée. La solitude n’était pas totale puisque je l’avais, elle, à mes côtés.
Mais elle me mentait. Elle me persuadait encore que je puisse être heureuse si je l’écoutais. Et moi, je me laissais entrainer par sa voix, ma voix, comme on se fait bercer par sa playlist préférée de Spotify. Parce que ne pas le faire aurait équivalu à un retour à l’état antérieur : aux pieds dans l’angoisse principale, dans la frustration, dans la peur et dans la honte. Mais surtout dans des zones de ma mémoire que je préférais fermer pour de bon. Je n’avais pas quitté un tas d’éclaboussures de sang et de sanglots pour le réintégrer. Je chérissais encore plus mon monde complètement déconnecté d’os et de larmes ravalées. Petite, rachitique, j’espérais encore qu’on m’oublierait sans que cela ne cause plus aucun conflit, aucune anxiété. Je souhaitais me faufiler entre les barreaux émotifs des autres pour ne plus rien ressentir moi-même. Personne n’attend rien d’un fantôme.
Mais la maladie ne permet pas de résoudre quelque chose si elle n’est pas travaillée. Elle parle des souffrances tout en faisant de plus en plus souffrir. Plus le temps filait, plus elle devenait tyrannique. Plus ma détresse s’accentuait. J’ai adhéré à sa bullshit sur le bonheur qui passe par des chiffres qui dégringolent, des côtes qui saillent, des cuisses qui s’éloignent, des joues qui se creusent, un ventre qui crie. J’ai chopé au passage d’autres diagnostics associés au trouble alimentaire comme la dépression. J’ai tant de fois souhaité mourir sans personne à qui en parler. Je sais que ma maladie hurle que derrière elle, il y a des énigmes douloureuses, qu’il fallait bien que quelque chose, quelqu’un me sorte les pieds de la marre boueuse où j’étais enlisée. Parfois, je la remercie. D’autres fois, j’ai envie de la gifler. Au fond, je sais bien que si ce n’était pas elle qui avait frappé à ma porte, il y aurait eu quelqu’un d’autre : toxicomanie, dépression majeure, troubles de toutes sortes name it. Il le fallait bien : je ne pouvais pas rester à l’état antérieur. La maladie le dit. La maladie parle.
Chloé C.
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