Cordonnier mal chaussé
J’ai mal aux pieds souvent. Chaque fois que j’ouvre la bouche pour dispenser un conseil… que je ne suis pas moi-même, je m’enfarge dans mes lacets et tombe un peu de haut. Car j’ose demander aux autres d’emprunter un chemin où je ne m’aventure même pas. On peut dire que c’est humain de ne pas toujours faire ce que l’on prodigue, mais tout de même… il y a des limites.
Une fois, pour un projet scolaire, mon neveu m’a demandé de me filmer tout en donnant ma définition personnelle du respect. Avec enthousiasme, j’ai pris le temps de penser à ce que j’allais dire. J’ai mentionné que le respect selon moi commençait à la forme pronominale, « SE » respecter. J’ai raconté à l’écran que c’était une position bienveillante envers soi, une reconnaissance sans jugement de ses limites, de ses forces, de ses qualités et de ses défauts. C’était aussi s’accorder le droit de se considérer comme une personne valable et unique. Ouch ! Mes oreilles ont griché à chacun de mes mots. Pas parce que je ne croyais pas en ce que je disais, mais parce que moi, je suis l’antithèse de ce que j’ai avancé. Je me juge constamment, en me tapant sur la tête de surcroit. J’abhorre mes défauts, renie mes qualités, minimise ma valeur… bref, je ne me porte aucun respect. J’ai eu mal aux pieds en envoyant ma vidéo.
Au travail, il m’arrive de faire des interventions avec des usagers à propos de leur alimentation. Je brille comme conseillère pour bien se nourrir. Je suggère une nourriture diversifiée, dans laquelle, oui, les légumes et les fruits ont leur place, mais je prône également l’importance des aliments plaisir pour éviter les rages et la frustration due à la privation. Pourtant, moi, je ne prends aucun réel repas et des chips ou des desserts, je me trouve incapable d’en ingurgiter. Mais je suis une vraie pro pour proposer d’en manger, de manger tout court. Dans ces moments, j’ai mal aux pieds souvent.
J’ai mal aussi quand je ne me sens pas particulièrement bien, que mon hygiène de vie devient épouvantable et que tout sourire, je persuade les gens autour de moi que c’est si important de prendre soin de soi… J’ai parfois du mal à prendre ma douche.
Je suis la fière représentante de l’importance de se soucier de sa santé mentale. Je monte aux barricades tellement je la clame. Les divertissements, la pleine conscience, les moments pour soi, le repos, les bougies sur le bord du bain, la musique pour se changer les idées, l’exercice physique, les grandes respirations, les moments de plaisir, l’amitié, l’amour… nommez-en des moyens d’apaiser la voix mentale tyrannique. La mienne je la laisse m’envahir complètement. Mon drapeau est en berne tant l’état de ma psyché doit être dévasté par des années de maltraitance. Et mes pieds ont mal.
Mais ce n’est pas parce qu’on est un cordonnier mal chaussé qu’on ne peut continuer notre métier. Il s’avère que parce que j’ai une mauvaise estime, je peux très bien comprendre le phénomène et en expliquer les désavantages : je les subis moi-même. Si mon alimentation demeure chaotique, je deviens excellente pour savoir que son contraire se révèle une meilleure idée que mes actes. Si la préservation d’une bonne santé mentale m’obsède, c’est qu’inévitablement je vois les dommages de ne pas en prendre soin. Ce que je ne fais pas, je peux en témoigner à l’inverse parce que je sais si bien que ma position se supporte difficilement et que je souhaite que le mieux aux gens qui m’entourent.
J’arrête d’avoir mal aux pieds.
Chloé C.
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